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De la Paulée traditionnelle à la Paulée de Meursault



La version courte :


Selon certaines sources, le nom de « Paulée » vient du mot français pour sauteuse, poêle. Dans ses premières incarnations, le repas après la récolte était si simple qu'il était cuit dans une seule poêle.

À l'origine, la célébration ne comprenait que les vignerons, les ouvriers de cave et la communauté environnante. Depuis, il a évolué pour devenir un évènement international viticole, et fait partie intégrante des Trois Glorieuses, qui comprend également une vente aux enchères caritative organisée aux Hospices de Beaune et un dîner formel au Clos de Vougeot. Environ 700 personnes assistent au déjeuner, organisé au Château de Meursault.

L'événement a été formellement organisé au milieu des années 1920 par le Comte Lafon et Jacques Prieur. Traditionnellement, les vignerons rivalisaient pour proposer la meilleure bouteille de vin afin d'impressionner leurs clients préférés.

 

Première glorieuse à Vougeot

Le troisième samedi de novembre se déroule au Château du Clos de Vougeot la réunion du plus grand chapitre annuel de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin (on prononce tâte-vin), un dîner de gala au château (smoking et robe longue exigés).

 

Deuxième Glorieuse à Beaune

Le dimanche qui suit, ont lieu à l’Hôtel-Dieu de Beaune les très célèbres ventes aux enchères des Hospices de Beaune *dont va dépendre le prix des dernières vendanges. De nombreuses animations ponctuent ce week-end de festivités : spectacles de rue, dîners de gala organisés par des confréries bourguignonnes, sans oublier des dégustations de prestige proposées par les plus grands domaines viticoles familiaux et maisons de négoces de Beaune.

 

Troisième Glorieuse à Meursault

Le lundi suivant, se déroule la Paulée de Meursault qui autrefois réunissait autour d’une même table, à la fin des vendanges, patrons et ouvriers agricoles. Aujourd’hui, cette Troisième Glorieuse est un grand repas partagé par l’ensemble des vignerons, des négociants, des clients, des amis dans la cuverie du château de Meursault ex- propriété de la famille Boisseaux fondatrice du groupe Kriter et de la maison Patriarche (revendue au groupe bordelais de Pierre Castel) : 730 invités (mais qui n’a pas rêvé d’être invité ?).

Le repas commence à 13 h et s’étire tout l’après-midi. Le repas est payant mais chacun apporte son vin, le meilleur si possible (jéroboams, grands crus, millésimes anciens…). Plus de 60 crus sont dégustés. A cette occasion, on y récompense de 100 bouteilles de Meursault l’auteur d’un livre, amateur de vin et amoureux de la Bourgogne. Et c’est ainsi que chaque année, la saison vinicole de la Côte de Beaune se clôt par la Paulée de Meursault créée en 1932, point d’orgue de ces Trois Glorieuses.



La version longue :


La spécificité du terrain bourguignon de l’entre-deux-guerres est de constituer une image régionale pour répondre aux enjeux de la filière agroalimentaire et, au premier chef, de l’économie viticole. En suivant la méthode de l’ethnographie économique, la redéfinition du marché des vins de luxe, suite à la loi des appellations d’origine de 1919, engage une rénovation de l’univers de sens associé à l’échange marchand des vins. D’un produit promu essentiellement par une image aristocratique, le vin de qualité devient le synonyme d’un vin de vigneron. Ce retournement des garants de la qualité conditionne une relecture de l’image de la représentation du Bourguignon comme un « bec fin aimant les grands crus et disposant d’un solide coup de fourchette » [Le Miroir dijonnais, octobre 1920]. Cette reformulation du stéréotype régional puise principalement dans le répertoire touristique fondé, dans l’entre-deux-guerres notamment, sur l’ethnographie amateur et la gastronomie régionale.

C’est ainsi qu’est créée, en 1923, la « Paulée » de Meursault.

Les anciennes « paulées », étaient décrites par les érudits comme un banquet offert par le propriétaire aux ouvriers à la fin des vendanges. Celle de Meursault déforme cette ancienne pratique pour en faire un repas entre notables pour une propagande nationale des vins locaux. Elle est devenue une tradition pour l’extérieur et un modèle pour l’ensemble de la promotion du vignoble fin de Côte-d’Or.

 

L’économie viticole de la Côte-d’Or est de relative petite taille – avant guerre, la Côte-d’Or est au 38e rang en volume de la production viticole par département –, mais très spécialisée dans la production de vins de luxe. La moitié de sa production en valeur est constituée de vins fins (contre un tiers pour la Gironde). Elle se caractérise par ailleurs par une structure foncière fortement morcelée lui donnant une tonalité artisanale. Avant 1919, le contrôle de la commercialisation est entièrement dans les mains des négociants, les propriétaires vendant leurs vins de l’année au négoce. La qualité des vins est signifiée par l’usage ostentatoire de signes aristocratiques plus ou moins fabriqués (châteaux, blasons, etc.) pour répondre aux ambitions sociales d’une clientèle bourgeoise attirée par les attributs aristocratiques. Avant la loi de 1919, toutes les communes n’accèdent pas au titre de nom d’un vin (seulement 12 sur les 29 villages de la Côte viticole). Dans une mauvaise année, les vins produits dans les meilleures vignes sont déclassés dans une appellation inférieure ou plus large. Seules les bonnes années comptent l’intégralité de la gamme. Les noms de village ou de cru pour caractériser les vins ne sont pas des noms d’origine de la vigne mais des labels ou des standards de qualité d’un vin. Ce nom standard est attribué au vin par le négociant qui joue sa réputation s’il surclasse un vin.

Pour garantir une relative homogénéité au standard, les mauvaises années, les négociants « soutiennent » le vin acheté par des vins issus d’autres régions de France pour compenser le caractère déficient du vin récolté. De même, le vin portant le nom d’un village n’est pas non plus nécessairement récolté dans ce village. Les vins de la Côte présentant les caractéristiques du Pommard sont généralement vendus sous le nom de Pommard. Ce système est dit « des équivalences ». La première objectivation du régime des équivalences ne date que de 1919. Celle-ci se fonde sur le premier classement cadastral de 1861 distinguant trois qualités, les têtes, les premières et les secondes cuvées. Les différents représentants du commerce et de la propriété s’accordent pour que tous les vins issus de pinots noirs des Côtes de Beaune et de Nuits classés dans la même catégorie aient le droit aux appellations des autres communes. Par exemple, tous les vins de toutes les communes de la Côte classés dans la même cuvée que ceux désignés par l’appellation Volnay à Volnay ont le droit à l’appellation Volnay.

En 1919 est votée la loi sur les « Appellations d’Origine » élaborée dans la continuité de l’arsenal juridique mis en place pour répondre aux difficultés de la filière viticole minée par la surproduction et les fraudes. Cette loi des appellations d’origine n’a pas été pensée au regard de la structure du vignoble bourguignon et fait de l’origine géographique de la vigne, l’appellation, le critère de la qualité, en ne tient pas compte des pratiques d’équivalences et de soutien des négociants.

Dans l’application de cette loi à la Bourgogne des vins fins, une lutte oppose alors les négociants aux propriétaires. Les premiers tentent de contourner les nouvelles contraintes des appellations d’origine en prônant une pratique des équivalences très large permettant à tous les villages (respectivement de Côte de Nuits et de Côte de Beaune) d’échanger les noms les plus valorisés de la Côte. Bien plus, toute une partie du négoce abandonne la pratique de dénomination du vin par les appellations de villages en instaurant un nouveau système de marques privées à la manière du champagne. Cependant, progressivement, les grands propriétaires, détenteurs de vignes dans les douze villages « porte-drapeaux » prêtant leur nom aux autres pour désigner les vins, cherchent, eux, à restreindre les appellations, si possible aux frontières communales, arguant du développement des fraudes et des abus des équivalences et du soutien. Il se vendrait deux fois plus de bourgogne qu’il n’en serait produit. Face à un parlement républicain largement acquis à la cause des propriétaires souhaitant promouvoir l’artisanat viticole comme modèle social, garant de la qualité, les négociants perdent la bataille sur le terrain judiciaire et juridique en 2001.

Le territoire du propriétaire et le système du contrôle corporatif par village, par appellation, se sont imposés comme marqueurs de la qualité (la loi de 1935 créant les « Appellations d’Origine Contrôlées »). L’offre de vin de qualité s’est largement raréfiée et échappe au contrôle des négociants. Sans soutien ni équivalence, l’offre devient inélastique, dépendant simplement des conditions climatiques d’une année.

Le cadre juridique du marché des vins n’a donc pas consisté en une simple explicitation des pratiques implicites en cours, alors même que la formule des « usages locaux, loyaux et constants » des lois d’appellations le donne à croire. La pratique des équivalences a été largement restreinte, celle du coupage, interdite, plusieurs vins ont perdu leur nom et dix-huit nouvelles appellations sont apparues. Tout l’avantage que retirent les inventeurs de traditions viticoles provient justement de leur capacité à reconnaître et à mettre en action un nouvel univers de sens associé à la viticulture de luxe, conforme à la redéfinition juridique du vin.

 

La Paulée de Meursault est la première initiative, en Bourgogne, de folklorisation du vignoble. Cette primauté tient largement à la trajectoire d’un des grands propriétaires de Meursault. Le comte Lafon, un des plus grands propriétaires de Meursault (13 hectares de vignes) est le président de la section Côte-d’Or et Morvan du Club alpin français. Dans ce cadre, il s’est familiarisé avec le discours folkloriste. Ainsi, lors de conférences données à Dijon, il rend compte de ses voyages  en détaillant à la manière des folkloristes les costumes, les chants, les coutumes, les fêtes des paysans. Son objectif est de collecter les « débris de nos traditions nationales », s’inscrivant dans une thématique d’un folklore hérité des âges immémoriaux témoignant, à la manière d’un monument historique ou de fouilles archéologiques, des traces originelles du caractère régional, national. Rappelons que ce type de folklore est alors largement diffusé dans les mondes touristiques, confirmant le statut de « pratique amateur grand bourgeois »  de ceux qui s’y adonnent.

Proche de Gaston-Gérard, député maire de Dijon et premier promoteur de la gastronomie régionale avec la création de la Foire gastronomique de Dijon en 1922, le comte Lafon fréquente assidûment les clubs gastronomiques de l’époque. Il est régulièrement invité du premier d’entre eux, le très célèbre Club des Cent, réunissant une élite républicaine nationale (ministres, capitaines d’industrie, journalistes…) qui, en retour, vient chaque année déguster le vin du comte dans sa propriété de Meursault. Le comte Lafon est particulièrement lié à Louis Forest, président de ce Club, journaliste au Matin. Il est ainsi en contact avec les personnalités qui se portent en amont de la redéfinition régionaliste de la gastronomie.

 

Ainsi, sur l’initiative de Jules Lafon et sous la tutelle du syndicat d’initiative de Meursault, la première Paulée rénovée est organisée en 1923.

Elle ne réunit que 35 convives, représente tout le village de Meursault et s’inscrit sur le calendrier festif régional avec plusieurs comptes rendus dans la presse régionale. Elle rassemble 60 personnes en 1926 et 300 personnes en 1928. Jules Lafon et Jacques Prieur, autre grand propriétaire de Meursault, redéfinissent le répertoire folklorique local dans une acception marketing, spectaculaire, théâtrale, déclassant ainsi la culture locale traditionnelle. Les paulées traditionnelles sont toujours vivantes dans l’entre-deux-guerres. D’après les travaux de deux folkloristes de l’époque (Émile Violet, de l’Académie de Mâcon et Gustave Colombet, de l’Académie de Dijon), elles sont à classer dans l’ensemble des repas célébrant la fin des travaux agricoles. La paulée est le terme qui s’impose pour la vigne dans le sud-ouest de la Côte-d’Or (Beaune et Nuits-Saint-Georges). Le repas des paulées traditionnelles consiste en Côte de Beaune en un « pot-au-feu ou civet de lapin avec des flans et des brioches ». À Nuits-Saint-Georges, on mange de « l’épaule de veau ou de mouton farci, des brioches, du flan à la semoule et des corniottes au fromage blanc » servis à la propriété aux ouvriers viticoles.

 

Conformément à la logique folkloriste revivaliste, les initiateurs de la paulée se présentent comme des rénovateurs de traditions.


« Paulée d’autrefois est passée,

Paulée d’aujourd’hui commencée,

Paulée de demain est souhaitée,

Que vivent à jamais les Paulées. »

 

Il s’agit bien là d’une entreprise de remise à neuf, d’alignement sur les normes régionalistes et gastronomiques du jour. Le repas n’a pas lieu chez un propriétaire, mais au restaurant gastronomique de l’Hôtel du Chevreuil situé à Meursault en raison de la proximité de la nationale six du village, principal lieu de constitution d’une gastronomie régionale bourgeoise. La cuisinière de l’Hôtel du Chevreuil est surnommée la Mère Daugier. Cette dénomination familière de la cuisinière est en vogue dans la restauration gastronomique provinciale qui joue de l’image des anciennes auberges pour affirmer son authenticité. La spécialité de la Mère Daugier est un plat campagnard : la terrine. Derrière la simplicité de ces plats, se lit une pratique culinaire bourgeoise, la recherche d’authenticité campagnarde, provinciale relevée de produits rares et distinctifs. L’introduction de plats territorialement désignés comme la Pauchouse Verdunoise, érigée comme un des emblèmes gastronomiques de la Bourgogne dans les mondes gastronomiques régionaux, et la relabelisation de « bourguignon » du lapin devenu lièvre distingue également cette Paulée des paulées traditionnelles. Le référent territorial de l’alimentation donné par les érudits étudiant les anciennes paulées était utilisé en direction du lecteur cultivé pour qu’il positionne les pratiques des « indigènes » que le chercheur folkloriste imagine incapables à situer dans une échelle territoriale plus vaste que son village. Le processus est ici inversé, puisque ce sont les « indigènes », ou plus exactement la bourgeoisie s’autoproclamant « indigène », qui elle-même signale la spécificité locale ou régionale des plats. Ce faisant, elle indique directement que la tradition est ici adressée à un public extérieur. Dans les milieux populaires, les plats aux noms bourguignons (« Coq au Volnay », « Salmis de canard au Corton », « pâté bourguignon »…) n’apparaissent que dans les années soixante renvoyant à un ensemble de techniques de dénomination des plats présentes à la Paulée dès 1924, puisqu’on y mange une « Pauchouse au Nectar de Meursault », des « Cuissots de Marcassin à la Duresses » ou encore un « Dindonneau façon Beaubigny ». En 1928, le menu n’a absolument pas varié par rapport à celui de 1926, seuls les noms sont modifiés. On y mange « Les Amuse-Gueule à la mode d’Icy, La Pauchouse au Vin du Pays, Le Civet de Lièvre Bourguignon, Le Filet de Bœuf de l’Auxois, Les Petits Pois de nos Jardins, La Poularde de Bresse ». L’ordonnancement et les plats désignés hors-d’œuvre, pauchouse, civet, filet de bœuf, petits pois, volaille sont les mêmes ; seule leur dénomination paysanne et localisée a changé. Un bon plat ou un bon nom de plat alléchant est « d’Icy », du « pays », de « Bourgogne », de « l’Auxois », de « nos Jardins », de « Bresse » ; à défaut, il est de « notre » origine villageoise, régionale, et accède ainsi au statut de marqueur culturel du groupe. De même, les « desserts variés » de 1926 sont détaillés, en 1930, en « fromages, gougères, fruits » et requalifiés en 1931 de « Fromages du Morvan, Gougères Bourguignonnes, Fruits de la Côte, Café du Brésil », et le menu de 1934 rajoute « le café de nos colonies ». Ce processus de signification de la qualité gastronomique par l’origine géographique des plats est la transposition du modèle juridique en gestation de l’appellation d’origine des vins à la restauration en général. Le lieu signe l’authenticité, la qualité.

 

La cohésion sociale au sein de la « communauté vigneronne » est présentée comme la fonction initiale des paulées. Dans un article de la revue Grands Crus et Vins de France, Jacques Prieur utilise son savoir-faire d’érudit, en sa qualité de membre de la Société d’histoire et d’archéologie de Beaune, pour présenter la Paulée de Meursault : « En Bourgogne, une habitude ancienne et respectée voulait qu’à la terminaison des vendanges, le maître de la vigne réunît à sa table, chez lui, ses ouvriers pour célébrer en commun, la venue du nouveau-né de la maison, le vin nouveau. L’ultime voiture, chargée des raisins du domaine, était ombragée d’un pêcher, aux branches alourdies de fleurs et de grappes. Porteurs et vendangeuses accompagnaient de leurs chants ce char symbolique. Sa rentrée par les rues du village signifiait la fin de la cueillette. À la maison, l’arbre descendu par des mains rudes, mais soigneuses, était planté dans la cour. Il mettait le point final à une année de labeur et de peine. Le soir, la table familiale s’étirait en longueur. Faute de matériel approprié, des planches couchées sur des futailles encore rouges de vin fournissaient les places des convives. Vignerons, qui peinèrent aux chaleurs de l’été, tonneliers, qui œuvrèrent dans le clair-obscur des caves, patrons qui donnèrent directives et conseils, tous vivaient des heures d’intimité, où la gastronomie aidait aux rapports sociaux. […] Une atmosphère familiale enveloppait cette kermesse à la mode des Flandres ».

Tous les personnages présents communient autour de l’autorité d’un maître généreux. Les rapports de domination sociale entre patron et ouvriers sont esquivés pour une présentation champêtre, idéalisée, merveilleuse de la communauté vigneronne où chacun est heureux dans sa position. La société vigneronne est figurée comme une société d’ordre (le maître, la disposition des ouvriers par rang d’âge) vivant dans l’harmonie et la paix, une société paternaliste idéale. Les ouvriers chantent autour d’un char décrit comme une peinture morte. De même, le recours à un vocabulaire artistique classique, le clair-obscur, la symphonie, témoigne d’une esthétisation des scènes de la vie vigneronne. La gastronomie et le vin sont les catalyseurs de ce coquet climat social de paix et de fête. Les anciennes paulées incarnent le symbole de la communauté vigneronne joyeuse et harmonieuse, le temps merveilleux des campagnes imaginaires d’avant la Révolution industrielle. On ne peut que noter la parenté de cette description des traditions avec celles issues des récits de voyage du comte Lafon.

Cependant cette exégèse officielle semble peu conforme aux quelques données dont nous disposons sur le public élitiste des paulées de Meursault. Chaque année, la Paulée est présidée par Gaston-Gérard entouré des maires des différentes communes viticoles, des présidents de syndicats viticoles, de grands propriétaires et de négociants, des journalistes régionaux et bientôt nationaux, des hommes de lettres et du spectacle, des personnalités du tourisme…

« L’œil inquisiteur du débutant constate que les tables sont veuves de liquide. […] N’avoir pu dénicher chez quelques propriétaires généreux, auprès de négociants philanthropes, une seule bouteille, n’est pas une prime au savoir-faire des organisateurs. […] Soudain, le nouveau venu est témoin d’une agitation variée. Ses voisins cherchent sous les tables, les uns fouillent leurs poches, un quatrième ouvre une musette, un dernier entrebâille une filoche. De ces endroits divers, de ces engins multiples, surgit un effectif de bouteilles, à craindre de succomber sous le nombre. Les rangs sont complets : des blancs, des rouges, des mousseux, tous les crus, tous les millésimes, 600 bouteilles pour 300 bouches, c’est la moyenne annuelle. Arrivé les mains vides, le non-initié s’étonne de ces mœurs bizarres. Buvant des yeux le vin de son vis-à-vis, il l’interroge. « Comment, vous ne connaissez pas la coutume ? – Non, j’habite Vichy et c’est la première fois que je viens. – Malheureux ! À la Paulée, chacun apporte une bouteille, et de son meilleur vin […]. Allongeant le bras sous la table, le vigneron prévoyant en remonte une bouteille, qu’il passe à notre innocent. ».

 

À la Paulée, les dons de bouteilles doivent s’écarter de la philanthropie bourgeoise, de la pratique commerciale, négociante pour s’afficher comme une générosité vigneronne. Dans ce monde aux mœurs bizarres, c’est-à-dire aux mœurs exotiques pour un touriste de l’époque, bourgeois et citadin, on rompt avec les formes canoniques du banquet somptueux et révérencieux. Les voisins de tablée d’un non-initié (le touriste de Vichy) apportent leur vin dans des contenants les plus simples possibles : leurs poches, un panier, une musette, une filoche. Le touriste se retrouve envahi de bouteilles d’exception déposées là par un simple geste de partage. Le touriste de Vichy semble seul, noyé par tant de locaux vignerons dont la juste simplicité le submerge. Lui-même pris à défaut, le touriste endimanché est sorti de l’impair par la générosité et la débrouillardise d’un vigneron spontané avec lequel très simplement des relations se nouent. Le touriste s’insère dans la trame villageoise, se sent au plus près de ceux qu’on lui présente comme d’authentiques vignerons, éloignés des négociants magouilleurs et policés, aux allures citadines et commerciales. Les propriétaires de vigne jouent de l’indétermination de la dénomination de vignerons pour se faire, le temps de la Paulée, eux-mêmes vignerons.

Le recours au patois est récurrent : on parle par exemple d’« un “Mulsaut” de derrière les fagots » ou de « Gas de la Côte ». Derrière ce dernier se cachent Jacques Prieur et le comte Lafon qui s’ensauvagent dans un vocabulaire patois. Il s’agit, de la part des organisateurs de la Paulée, de jouer de l’image de l’innocence populaire, de la rusticité campagnarde et de la cohésion communautaire qu’inspirent le folklore et le patois dans l’imaginaire national, urbain et cultivé du touriste. Plusieurs groupes folkloriques viennent alors égayer le repas de chansons vigneronnes en patois.

À la Paulée, il n’y a « point de ce vin officiel à la même étiquette : souvent la médiocrité dans l’uniformité. Ici, chacun est le maître de son produit. Il cultive la vigne, il cuve les raisins, il soigne le vin, surveillant à chaque pas sa marche à la perfection ».

Il n’y a plus de place pour la marque commerciale, pour le négociant, dans cette filière de l’authenticité entièrement contrôlée de la récolte au vieillissement du vin par le vigneron.

 L’étape qui suit celle des appellations d’origine pour contourner le négoce, c’est la vente directe du propriétaire au consommateur. Le comte Lafon et Jacques Prieur en sont les précurseurs, notamment pour leurs grands crus du Montrachet. Le vigneron fait un vin personnel, dont il est le seul responsable, à la différence du vin des négociants, uniforme, officiel, mal contrôlé, médiocre. La figure du vigneron est promue garante de la qualité ancestrale des vins de Bourgogne. Il s’agit de détacher le vin du négociant, de l’homme de la ville, du commerçant bourgeois.

Si Jean-Claude Chamboredon note que la folklorisation se produit là où s’opère un déclassement économique rendant l’espace libre pour constituer non plus des sphères productives mais des espaces de loisirs détachés du réseau urbain [Chamboredon, 1985], ici, la folklorisation vise bien l’éloignement des références urbaines, la volonté de faire de Meursault un village « alléchant » pour les touristes gastronomes ; mais elle se fait, à l’inverse, autour de sa spécialisation productive. Il s’agit de modeler l’image de cette sphère productive pour la sortir de l’univers de référence de l’économie industrialisée en accentuant sa coloration artisanale, précapitaliste. Le territoire de la qualité, c’est le village contre la ville.

 

On peut également s’interroger sur ces personnages interpellés, les touristes. La Paulée de Meursault n’est pas une assemblée ouverte à qui veut. À partir de 1928, le nombre d’entrées est limité à 300 personnes. Cette communauté joyeuse, en représentation, s’adresse aux leaders d’opinion. Les organisateurs de la Paulée de Meursault ne reprennent pas un calendrier traditionnel correspondant à la fin des vendanges en septembre, mais préfèrent inscrire celle-ci dans le calendrier médiatique, en la plaçant le lundi qui suit la vente des vins des hospices de Beaune en novembre. La fonction initiale de la Paulée est alors niée, mais celle-ci s’attire les journalistes présents à Beaune pour les fêtes viticoles, et à Dijon pour la foire gastronomique. En 1934, la liste des titres de presse représentés est impressionnante : le New York Times, le New York Herald, le Vanity Fair, l’Associated American Press des États-Unis ; le Daily Mail d’Angleterre ; le De Telegraaf de Hollande ; le Journal des Cafetiers et des Restaurateurs du Canton de Vaud pour la Suisse ; l’Association professionnelle de la presse étrangère ; les grands titres de la presse nationale, avec : Paris-Soir, Partout, L’Intransigeant, Le Petit Journal, Le Figaro, L’Action française, Le Quotidien et l’« Association des journalistes parisiens » ; la presse spécialisée, avec : La Revue des boissons, La Revue de la Viticulture, Grands Crus et Vins de France, L’Information agricole, La Journée industrielle, L’Illustré de la Province et des Colonies, Voyages ; la presse régionale, représentée par : Le Journal de Beaune, Le Petit Bourguignon, Le Progrès de la Côte-d’Or et L’Est républicain. Dès 1926, le « syndicat d’initiative exprime sa gratitude aux personnalités, dont la présence, élément de réussite et de propagande, fait de cette fête, la continuation de notre tradition bourguignonne ». Le terme de propagande prend à l’époque le sens de publicité collective visant à promouvoir une idée ou un produit. Gaston-Gérard, très au fait des techniques modernes de promotion qui se diffusent en France (puisque c’est lui qui constitue le « Groupe parlementaire de la publicité et de la propagande » en 1928), adapte à sa région ce que les Américains nomment la « publicity » et les Français la « publicité rédactionnelle ». Celle-ci prend la forme d’un réseau « d’agents de publicité déguisés », constitué des personnalités et de journalistes qui rédigent des articles conférant à la Paulée une coloration mondaine et campagnarde. Cette logique est renforcée en 1932, par la création du « prix de la Paulée de Meursault », doté d’un jury fait pour attirer les journalistes et composé « de personnalités appartenant aux Lettres, à la Gastronomie et à la Viticulture ».

On y retrouve Édouard Estaunié, président de l’Académie des arts et belles-lettres de Dijon et membre de l’Académie française ; Jacques Copeau, metteur en scène de réputation internationale ; Maurice des Ombiaux, essayiste belge de notoriété nationale ; le candidat déchu à l’élection du Prince des Gastronomes par Curnonsky; Louis Forest, président fondateur du Club des Cent ; Alexandre Chambre, président du Club Brillat-Savarin, le petit frère lyonnais du Club des Cent ; Gaston-Gérard, devenu sous-secrétaire d’État au Tourisme… Maurice des Ombiaux est élu citoyen honoraire de Meursault, le 24 janvier 1929. Par toutes ces logiques honorifiques, il s’agit de s’attacher les services de porte-parole pour faire de la Paulée un « marronnier » dans les rubriques gastronomiques des grands quotidiens. La Paulée est l’occasion de vendre aux convives et aux lecteurs de la presse nationale et internationale des marchés d’exportation une image théâtralisée, festive et consensuelle d’une communauté vigneronne imaginaire à la fois éternelle, soudée, paisible, joyeuse, accueillante, civilisée et aimant la bonne chère. Ainsi, cette concorde sociale rejouée le temps de la Paulée n’a plus l’entre-soi et le village pour public. La Paulée de Meursault n’est plus cette fête privée, familiale, interne à l’exploitation viticole, mais une mise en scène du village pour l’extérieur du village.

 

Ce modèle de la folklorisation du vignoble de Meursault est repris et systématisé en Bourgogne dans les années trente. La propagande est comprise comme une des réponses à la crise. La méthode est très rapidement appliquée à l’économie viticole de luxe, plus exposée que les autres secteurs de l’économie eu égard à son importante ouverture sur les marchés extérieurs, près de la moitié du commerce des vins fins de Bourgogne.

Ainsi, dès 1930, la récente « Union du commerce et de la viticulture pour la défense des vins de Bourgogne », née de l’apaisement des conflits entre négoce et propriété, lance plusieurs campagnes de presse à l’étranger et en France. Cette « publicité rédactionnelle » – l’achat d’articles publicitaires déguisés en information dans les pages générales des quotidiens – reprend systématiquement cette lecture gastronomique et vigneronne de l’économie viticole bourguignonne. Les auteurs de ces articles de propagande se recrutent au sein des responsables syndicaux, des érudits (Gabriel Jeanton, Émile Viollet…) ou des universitaires comme Gaston Roupnel, professeur à l’université de Dijon sur une chaire financée par la municipalité de Dijon et le conseil général de Côte-d’Or, dans le cadre de la réforme nationale créant les universités régionales en 1896. Bien plus, à l’image du « Comité de Propagande des Vins de France » créé en 1931 au ministère de l’Agriculture, s’inaugure un « Comité de propagande pour les vins de Bourgogne » en 1933. Celui-ci et l’« Association bourguignonne pour le maintien et la renaissance des traditions et fêtes populaires » agrégeant responsables politiques, producteurs de vins et érudits, sont à l’origine de la Fête des vins de France de Mâcon, où défile l’ensemble des régions viticoles de France représentées par les groupes folkloriques fondés par les sociétés savantes. En 1934 est créée la première confrérie vineuse, la « Confrérie des Chevaliers du Tastevin », qui reprend tous les ingrédients en gestation à la Paulée. Les grands négociants-propriétaires de la Côte de Nuits inventent une cérémonie humoristique en s’inspirant du Malade imaginaire de Molière, se déguisent sous les traits de vignerons du Moyen Âge en créant une robe rappelant les attributs du vin de Bourgogne. Le public est majoritairement composé de journalistes nationaux et internationaux. Le folklore commercial coûte moins cher que la publicité rédactionnelle pour un résultat bien supérieur en nombre de lignes dans la presse. En 1937, la réalisation du pavillon de la Bourgogne au centre rural de l’Exposition internationale confié aux chambres de commerce de la région reprend cette image commerciale gastronomique et vigneronne. Le clou du pavillon est une cave stylisée où l’on sert la production viticole bourguignonne. Le premier étage est un restaurant gastronomique délivrant les spécialités bourguignonnes. En un mot, la réussite de ce folklore bourguignon commercial conduit à refaçonner les signes extérieurs de la Bourgogne sur un même modèle forgé pour la vente des vins.

La culture ou l’identité bourguignonne ne semble pas révéler les traits de permanence et de fixité que le sens commun prête à ces termes. Il est sans doute préférable de parler d’« image sociale de la Bourgogne », c’est-à-dire d’une perception construite de territoires spécifiques à un groupe social, la bourgeoisie, qui ne s’impose pas encore à l’ensemble du groupe de référence : les Bourguignons. Le folklore se présente ici comme une conception bourgeoise de la culture populaire. Cette image sociale se diffuse par les techniques de propagande et édicte la nouvelle forme du bon producteur de vin fin. L’imposition de la perception du territoire régional comme gastronomique et viticole est doublement critiquée à la fin des années trente. D’une part, la professionnalisation de l’ethnologie par la science républicaine (la sociologie durkheimienne et l’école des Annales), marquée institutionnellement par la création du musée des Arts et Traditions populaires et le Congrès international de Folklore de 1937, produit en retour une critique d’un folklore amateur et des politiques culturelles régionalistes. La nouvelle génération des érudits de l’Académie de Dijon, agrégés ou docteurs en histoire, dénonce ce folklore fabriqué et les libertés qu’il prend avec l’histoire. Par ailleurs, ce folklore de notables n’est que peu goûté des petits producteurs du vignoble, qui refusent de suivre la Confrérie lors des premières éditions (1938, 1939) de la « Saint-Vincent tournante », procession à travers les vignes au succès aujourd’hui retentissant (plus de 100 000 personnes)!

 

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